Artiste | Paul Klee |
Œuvre | Sans titre (nature morte) |
Date de création | 1940 |
Dimension | 100 x 80,5 cm |
Média | Huile sur toile |
Principales caractéristiques | Cette œuvre sur fond noir représente une « nature morte » où des objets d’aspects réalistes et mythiques sont clairement départagés dans l’espace. Au premier plan, sur un cercle jaune , représentant une table, on retrouve une cafetière verte et une sculpture d’un ton gris tirant sur le violet au pied desquelles sont étalées de petites fleurs coupées. Dans la partie du haut, à gauche, se trouvent sur un demi cercle rouge, trois vases de couleurs jaune, verte et bleu. On y retrouve également quelques fleurs ainsi qu’une petite colonne et un objet non identifié, en forme de coussin ou de bras, en suspension dans l’air. En haut, au centre du tableau, une pleine lune de couleur jaune contraste sur le fond sombre et marque une séparation en oblique avec le dessin de Klee situé au bas. Ce « tableau dans le tableau » représente un ange. Un ange aux mains croisées qui évoque selon Jean-Louis Ferrier, « la lutte de Jacob avec l’ange » 1. Signe précurseur d’une mort annoncée, celle de l’artiste qui, juste avant son départ pour suivre une cure contre la sclérodermie, l’avait posé sur son chevalet sans l’avoir signé. Il mourut à l’hôpital de Locarno le 29 juin 1940. Pour ces raisons, ce tableau est considéré généralement comme le testament artistique de Klee. Ainsi, le tableau que nous observons montre un bel équilibre dans sa structure et une grande maturité dans l’utilisation des moyens plastiques considérés par Klee comme « primordiaux » tels que la ligne, le clair-obscur et les couples de couleurs complémentaires. Sur le plan des formes, il dégage « une allure calme et stable » grâce à une construction en hauteur laquelle atteint un degré de maîtrise et d’achèvement. Ici, suivant le credo de l’auteur : « L’art ne produit pas le visible; il rend visible » 2. Le tableau est révélateur, prémonitoire en quelque sorte du départ d’un ange (Klee) vers un autre monde. Comme le souligne Klee : « L’art est à l’image de la création. C’est un symbole, tout comme le monde terrestre est un symbole du cosmos » 3.
|
Situation dans l’œuvre de l’artiste | Ce tableau illustre bien l’aspect tragique qui caractérise la période des années 1933 à 1940 laquelle marque un tournant dans l’œuvre de Paul Klee. Comme le souligne à juste propos Mroczkowski « d’une peinture souvent mesurée, composée et délicate, Klee passe à un art plus spontané, direct, qui va à l’essentiel » 4. En lutte à la fois contre la maladie et le national socialisme, le regard amusé qu’il portait jadis sur ses contemporains s’estompe sous le pressentiment de la mort. « Les anges qui apparaissent alors nous livrent le chaos qui s’installe sur l’Europe. Par des traits denses, des couleurs plus violentes, et des harmonies d’une rare intensité, il exprime ainsi la pensée de la fin de sa vie » 5. L’artiste poursuit néanmoins sa quête et son œuvre tardive présente un trait affirmatif et les formats de ses dernières compositions révèlent « un caractère monumental nouveau dans son travail » 6. Bien que le thème de la mort soit omniprésent dans sa peinture vers la fin de sa vie, Klee demeure fidèle à ses principes et n’en poursuit pas moins méthodiquement son exploration avec un regard distant et lointain qui se veut proche de la création. Pour Klee le rapport entre art et nature est incontournable et il estime comme essentielle l’intégration du rapport sensible au monde dans toute démarche artistique. « Le dialogue avec la nature reste pour l’artiste condition sine qua non » 7. Après l’époque du Bauhaus, sa recherche subit également une forte influence de la musique et la gestuelle du peintre s’apparente à celle du musicien. Il travaille à l’approfondissement des liens structurels entre composition musicale et composition picturale en tâchant d’organiser le mouvement et donner du rythme au temps 8. Klee n’en demeure pas moins un humoriste à sa manière et, comme le note Sterckx, son écriture graphique porte la marque de la « syllepse », cette figure de style qui consiste à employer à la fois au sens propre et au sens figuré un même terme pour mettre en collision deux ordres du discours et ainsi en générer un troisième. À l’inverse des cubistes « …qui ont développé une vision face/profil, en scindant le visuel en deux parties », chez Klee la syllepse est réconciliatrice ainsi que le démontre le visage de l’ange du tableau 9.
|
Situation dans son contexte artistique et intellectuel | De nationalité allemande comme son père, Paul Klee est né le 18 décembre 1879 à Münchenbuchsee (près de Berne) et grandit dans une famille de musiciens. Doué pour le violon, il s’intéresse également au dessin et à la littérature. Klee est un érudit qui, en dehors de la peinture et du dessin, s’intéresse également à la poésie et à la philosophie en plus d’exercer les métiers de musicien, de pédagogue et de théoricien de l’art. En raison de son appartenance au Bauhaus, où il a enseigné de 1921 à 1931, il est associé au courant de l’expressionnisme allemand et du constructivisme d’après-guerre même si ces appellations ne sauraient réellement qualifier son art. En effet, contrairement à l’orientation pédagogique de l’École de plus en plus rationnelle et constructiviste, Klee demeure un ardent défenseur « d’une créativité fondée sur l’intuition et l’expérimentation » 10. En 1933, après trois ans passés à l’Académie des beaux-arts de Düsseldorf, sous la pression nazie, Klee est congédié sans préavis et doit se réfugier en Suisse. Il se voit donc forcé de quitter son environnement culturel des avant-gardes. Pour son époque, Klee fait figure de révolutionnaire et se trouve confronté au conservatisme de sa terre d’asile. Là aussi la montée du parti national-socialiste, qui assimile l’art moderne à des idées politiques de gauche, va lui compliquer l’existence et sa demande de citoyenneté lui est refusée. L’enquête policière à son sujet indique que son art constitue « une menace pour la culture nationale » et que cet « art dégénéré » peut non seulement le conduire à la folie mais constitue « une insulte à l’art véritable, une dégradation du bon goût et de la santé mentale de la population » 11. En 1937, dans le but de ridiculiser l’art moderne, les nazis organisent l’exposition « art dégénéré », où figurent 17 de ses tableaux et une centaine de ses œuvres sont saisies dans les musées allemands. Affecté par la maladie, Klee poursuit inlassablement son travail lequel « …met en évidence les oppositions qui gouvernent le monde, le tout : l’existence et le néant, le bien et le mal, la construction et la destruction » 12. Or, les commentateurs sont unanimes, en dépit de cet assombrissement, la symbolique des dernières oeuvres demeure imprégnée d’une force satirique de même que par la fascination du monde et de l’univers.
|
Conclusion | « Paul Klee occupe dans l’art du vingtième siècle une place originale, en marge des courants artistiques sans en être totalement absent, suscitant toujours un grand intérêt parmi l’avant-garde, fascinant par son étonnante capacité de renouvellement et l’authenticité de son langage plastique » 13. Le catalogue du peintre compte près de neuf mille tableaux, et malgré cette grande productivité, Klee demeure difficile à cerner à travers son œuvre. Cette situation rencontre manifestement le désir de l’artiste qui énonce sans équivoque : « Ici-bas je ne suis guère saisissable car j’habite aussi bien chez les morts que chez ceux qui ne sont pas nés encore, un peu plus proche de la création qu’il n’est habituel, bien loin d’en être jamais assez proche » 14. À sa demande, cette phrase, gravée sur sa pierre tombale un peu comme un manifest parut initialement dans le catalogue de sa première grande exposition chez Goltz à Munich en 1920. Ainsi, à l’instar des anges, Klee se place dans une position « intermédiaire » entre « l’homme et l’inconnu » à la fois comme témoin de cette grande unité qui le captive tant et qui l’invite à poursuivre dans son œuvre la recherche de l’équilibre des forces opposées et l’unité dans la diversité » 15.
|
1 Jean-Louis Ferrier, Paul Klee, Paris, Éditions Pierre Terrail, 1998, p. 192. 14 Susanna Partsch, op. cit. p. 7.
|
|
Bibliographie | Bellet, Harry, « Anatomie d’une œuvre », Télérama hors-série Paul Klee, juin 2005, p. 34-49. Ferrier, Jean-Louis, Paul Klee, Éditions Pierre Terrail, Paris, 1998, 207p. Klee, Paul, Théorie de l’art moderne, Paris, Denoël, 1964, réédition Folio essais, 2004, 157 p. Mroczkowski, Stéphane, « Un dialogue incessant », Dossier de l’art, no. 121, juillet-août 2005, p. 54-63. Mroczkowski, Stéphane, « Je suis insaisissable dans l’immanence », Dossier de l’art, no. 121, juillet-août 2005, p. 64-74. Partsch, Suzanna, Paul Klee, Bonn, Taschen, 2003, 96 p. Sterckx, Pierre, « Le cerf vidé », Télérama hors série Paul Klee, juin 2005, p.50-51. Werckmeister, François, « Le Bauhaus », Dossier de l’art, no 121, juillet-août 2005, p. 42-51. |
Commentaire |
Charles St-Onge |
Retour en haut | [Fermer la fenêtre] |