Artiste | Guillaume Pujolle |
Œuvre | Oiseau |
Date de création | 1937 |
Dimension | 28,9 x 23,4 cm |
Média | Produits pharmaceutiques, gouache et crayons sur papier |
Principales caractéristiques |
Oiseau est une œuvre figurative composée d’un lavis sombre au fond et de lignes courbes entremêlées d’où émergent des silhouettes d’oiseaux et un disque colorés. Des formes tourmentées et imprévues éclosent d’une multiplicité de lignes gestuelles bâties autour de grands traits dessinés au compas et qui rappellent des flammes ou des reflets sur l’eau. La couleur est appliquée librement, en aplat sur certaines zones (rouge et beige) ou en lavis, et est modulée par la surface de travail par frottis ou à l’aide de fins rehauts détaillant les « visages ». Le caractère étrange, fantastique de cette œuvre réside dans la schématisation et la stylisation des oiseaux qui semblent sortis d’un rêve…ou d’un cauchemar. Trois têtes à l’expression lugubre tiennent à des formes vaguement proche de l’oiseau (on peut aussi y voir un cheval) mais traitées de façon presque abstraite. De plus, mentionnons que la signature de l’artiste, soigneusement calligraphiée comme sur chacune de ses œuvres, se trouve en plein centre de l’image.
|
Situation dans l’œuvre de l’artiste |
L’ensemble de l’œuvre de Guillaume Pujolle se concentre sur 14 années. D’abord ébéniste puis douanier, rien n’indique, d’une part, qu’il sera interné à l’âge de 33 ans 1 (et jusqu'à sa mort), ni qu’il commencera à dessiner, neuf ans plus tard (1935) de manière assidue. Oiseau s’inscrit donc dans l’œuvre d’un « extraordinaire homme du commun » (Ragon, 1996, p.10) et indépendamment de tout courant artistique, du moins pour l’artiste. Ceci est essentiel à la compréhension de l’art de Pujolle car ses œuvres ne naissent pas d’intentions esthétiques et culturelles mais constituent plutôt un exutoire à ses déroutes. Le style particulier de Pujolle vient, d’une part, de sa méthode de travail : s’inspirant toujours d’une image trouvée, il exécute d’abord la « charpente » du dessin à l’aide d’instruments de géométrie dignes de l’ébéniste qu’il fût, puis il colore en série 4 ou 5 images à la gouache lorsqu’on lui en procure, sinon avec des produits pharmaceutiques auxquels il a accès : mercurochrome, teinture d’iode, … Comme l’illustre Oiseau, Pujolle applique ces couleurs terreuses sans les mélanger, en imprégnant le papier de lavis. De toutes ses œuvres émane donc l’impression d’une hallucination, d’une beauté enveloppante et énigmatique. Les mêmes thèmes sans cesse exploités le rappellent : les animaux (surtout des oiseaux, parfois chien, cheval, serpent) et les humains sont tordus et tristes et les paysages où il s’incrustent deviennent leurs extensions ornementales.
|
Situation de l’œuvre dans son contexte |
Oiseau a été réalisé en 1937. Correspondant à l’entre-deux-guerres, ce moment du XXe siècle voit naître des courants majeurs tels que le surréalisme et Dada, tandis que l’abstraction et le cubisme ont déjà bouleversé le milieu de la création. Peu éduqué, sans réel intérêt pour la création à part l’ébénisterie, et surtout, interné, Pujolle est très peu concerné par les avancées modernes et crée pour son humble plaisir et celui de ceux qui lui réclament des dessins (contre un peu de tabac !) (Thevoz, 1980, p. 107). Ce qui semble être, à prime abord, un art marginal et thérapeutique s’inscrit pourtant dans le courant de l’art brut, inventé et nommé, en 1945, par Jean Dubuffet pour désigner « des productions de toute espèce (dessins, peintures, broderies, figures modelées ou sculptées, etc) présentant un caractère spontané et fortement inventif, aussi peu que possible débitrices de l’art coutumier ou des poncifs culturels, et ayant pour auteur des personnes obscures, étrangères aux milieux artistiques professionnels » (Thevoz, 1980, p. 11). Communément, on y distingue les trois catégories suivantes : l’art des enfants, celui des primitifs, puis des malades mentaux. Il est donc évident que des productions « brutes » ont existé bien avant que Dubuffet n’en recense et n’en fasse l’éloge (que ce soit des sociétés non occidentales plus ou moins anciennes, dans les archives de divers centres psychiatriques ou simplement chez des êtres singuliers parfaitement inconnus), mais pratiquement rien ne fut conservé antérieurement au XXe siècle. Si Dubuffet est le père de l’art brut, il est extrêmement redevable à des psychiatres tels que Morgenthaler et Prinzhorn qui se sont intéressés à l’expression artistique de leurs patients sous un angle esthétique dès les années 1910. Plusieurs artistes modernes se sont également intéressés à des éléments qui s’accolèrent par la suite à la bannière de l’art brut. Gauguin ramène des souvenirs de Tahiti dans ses œuvres à partir des années 1890, les cubistes puisent dans les arts nègre et primitif dans un esprit moderniste, les expressionnistes allemands font l’éloge des dessins d’enfants et de malades mentaux où la personnalité et l’émotivité de l’artiste se reflètent au maximum. Quant aux surréalistes, un goût pour l’irrationalité, le rêve et le subconscient leur permet de croire que l’art des malades mentaux, libéré de l’oppression de la raison, constitue une « expression artistique majeure » (Ragon, 1996, p.54). De plus, Max Ernst organise une exposition dada à Cologne en 1919 où l’on peut voir des productions africaines, d’enfants et d’aliénés. À l’instar de Paul Klee, Ernst s’intéressait à la création asilaire plusieurs années avant la parution de l’œuvre fondamentale de Prinzhorn en 1922 ; il abandonne alors l’ouvrage qu’il avait amorcé à ce sujet. Par ailleurs, en Allemagne, la folie hitlérienne produit les expositions d’art dégénéré (1937) où des œuvres d’art moderne côtoient des dessins d’enfants et d’internés, et en France, en 1926 et 1946, des œuvres de malades mentaux sont exposées tantôt en galeries, tantôt en centres psychiatriques… Mais « ces manifestations | restent | de l’ordre de la curiosité » (Ragon, 1996, p. 54) jusqu'à ce que Dubuffet fasse la consécration de l’art brut en fondant le Foyer de l’art brut (1947) et la Compagnie de l’art brut (1948) et en publiant un texte-manifeste intitulé L’art brut préféré aux arts culturels (1949).
|
Conclusion |
Oiseau n’est pas une œuvre particulièrement marquante ou importante et la production à laquelle elle appartient ne l’est sans doute pas davantage. Pujolle s’est vu consacrer une monographie par le Dr. Dequeker qui relevait plutôt de l’étude médicale, et ses œuvres ont été exposées avec la Compagnie de l’art brut. Sa collaboration personnelle à l’art brut est donc modeste mais dans une perspective plus globale, il en est autrement de l’art brut par rapport à tout l’art du XXe siècle. La thématique de la liberté et du rejet des normes dans l’acte créateur est effectivement essentielle dans l’histoire de l’art moderne et contemporain : elle s’intègre autant aux réflexions sur l’esthétique, le formel, que la philosophie ou la spiritualité. L’art brut aura donc des incidences sur les arts visuels et plastiques, alors que les artistes cherchent à s’affranchir des carcans institutionnels et sont à la recherche de langages nouveaux, de même que sur la poésie (Rainer Maria Rilke, Cendrars) et la musique. Les musiciens Per Norgard, Regina Irman et Wolfgang Rihm s’inspireront de Wölfli (figure majeure de l’art brut) dans leurs compositions. Et du côté du rock, David Bowie, en quête d’inspiration et d’inédit pour son 20e album, visitera la Maison des artistes de Gugging en compagnie de Brian Eno et appréciera « cette absence de jugement personnel, d’inhibition, de restriction dans les sujets qu’ils abordent » (Peiry, 1997, p. 251). Son album Outside, lancé en 1995, en témoigne. Enfin, il est important de mentionner que ces effets de l’art brut sur la création au XXe siècle sont survenus, paradoxalement, avec une certaine assimilation menant à une institutionnalisation d’une forme d’expression « extra-ordinaire » par définition. Suite à la cession de la Compagnie de l’art brut à la ville de Lausanne en 1976, plusieurs organismes sont fondés, souvent par des artistes de la culture dominante, afin de diffuser, puis vendre des productions asilaires, naïves, populaires, etc. D’importants ouvrages sont publiés, des revues, fondations, films, archives sont créés et bien que l’art brut tel qu’imaginé par Dubuffet se soit altéré, voire dissout, il constitue certainement « l’une des phases essentielles de décentrement et de bouleversement esthétique, sociologique et institutionnel qui a marqué la culture du XXe siècle » (Dequeker, 1948, p. 264).
|
1 « Son état de mélancolie suicidaire, entrecoupé d’idées de persécution de la part de sa femme et de l’amant qu’il lui suppose, motive son internement à l’Hôpital psychiatrique de Toulouse en 1926 » (Thevoz, 1980, p.103).
|
|
Bibliographie | DEQUEKER, Jean. (1948). Monographie d’un psychopathe dessinateur ; étude de son style, thèse de médecine présentée à l’université de Toulouse. Rodez : Georges Subervie.
|
Commentaire |
Jade Barette
|
Retour en haut | [Fermer la fenêtre] |